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AMOUR ET HAINE OU AMBIVALENCE DES SENTIMENTS :

« Pour la musique, il saute aux yeux de chacun, pour peu qu’on y prête attention, qu’elle a le même statut ; et c’est probablement ce qu’a voulu dire Hétéraclite, encore que peu clairement, quand il affirme que l’Un se compose en s’opposant à lui-même, comme l’harmonie de l’arc et de la lyre. Ce serait une bien grande extravagance d’affirmer que l’harmonie est une opposition ou qu’elle naît d’éléments restés opposés. Sans doute a-t-il voulu dire plutôt qu’elle naît d’éléments, le grave et l’aigu, d’abord opposés, puis mis d’accord au moyen de l’art musical ». discours d’Eryximaque, Le Banquet, PLATON.
Ainsi, Eryximaque fait-il de la musique une métaphore de l’amour, mettant en évidence que la beauté de cet art n’a d’autres origines qu’un couple d’éléments opposés. De même, pourrait-on poursuivre, que l’amour de l’autre n’a d’autres origines qu’un conflit de base, une opposition non plus entre le grave et l’aigu mais entre l’amour et la haine. L’opposition ne dure qu’un temps, celui de venir à bout du mécanisme de clivage, pour faire place à l’ambiguïté de l’ambivalence, non plus par le biais de l’art musical, mais par celui de la relation à l’autre. Ce que PLATON devinait de la complexité de l’amour, FREUD le vérifiait par la psychanalyse.

« Nous avons pris pour point de départ l’opposition entre pulsions de vie et pulsions de mort. L’amour concentré sur l’objet nous offre lui-même une autre polarité de ce genre : amour proprement dit (tendresse) et haine (agression). Si seulement nous pouvions réussir à rétablir un rapport entre ces deux polarités, à ramener l’un à l’autre ! Nous avons toujours affirmé que la pulsion sexuelle contenait un élément sadique […]. Or, comment déduirions-nous de l’Eros, dont la fonction consiste à conserver et à entretenir la vie, cette tendance sadique à nuire à l’objet ? »
FREUD soulève ainsi tout le problème de l’ambivalence des sentiments, cette aporie apparente dont la complexité a éveillé l’intérêt de plus d’un auteur mais dont on retiendra essentiellement les travaux de Mélanie KLEIN. L’apport de cet auteur est sans conteste le plus abouti et le plus révélateur concernant la notion d’ambivalence.
Mais si nous nous rapportons à la phrase de FREUD citée ci-dessus, c’est la notion de sadisme qui introduit l’ambivalence des sentiments. En effet, au cours de la phase orale, l’amour se confond avec la possession, possession amoureuse qui deviendra un amour possessif, et il est concomitant avec le désir de destruction de ce même objet si convoité : c’est le stade sadique-oral, décrit par K.ABRAHAM et précisé par M.KLEIN. Se confondent durant cette période à la fois le plaisir oral lié à l’activité buccale et à la sensation de fusion avec la mère, le fantasme d’être absorbé par l’objet/sein et celui d’incorporer ce même objet/sein en le dévorant. Le bébé est alors sous l’emprise de pulsions de type agressif, pulsions de destruction qui se traduisent par des crises de larmes coléreuses, avec parfois des suffocations. On constate ainsi la complexité des sentiments qu’inspire l’objet au nourrisson, objet à la fois désiré et ressenti comme dangereux.
Pour FREUD, l’ambivalence va poursuivre son chemin et évoluer avec l’individu, et quand celui-ci atteint la phase génitale, la tendance sadique se sera détachée et mènera en quelque sorte sa « propre vie », elle n’est plus liée à l’objet unique mais elle intervient dans la tendance à contrôler l’autre en tant qu’objet sexuel, notamment lors de l’acte sexuel (ou bien dans un retournement vers le moi sous la forme masochiste).
Ainsi, par le mécanisme du déplacement, toutes les tendances amicales, tendres, amoureuses, éveillent aussi des sentiments de vengeance, de cruauté, de haine.
Pour FREUD, la haine s’attache aussi à la pulsion de conservation. Il s’agit alors d’une haine instinctive, nécessaire à la survie. Il est le premier à reconnaître le déplaisir que l’on éprouve à considérer cette notion comme vraie : « nous nous serions attendus à ce que le grand amour eut depuis longtemps vaincu la haine ou eut été dévorée par celle-ci. » (cf. « L’apport freudien »). Et c’est bien cela que la conscience humaine a du mal à admettre, parce que nous désirons, depuis que notre surmoi a appris à s’exprimer, aimer parce que c’est bien, et ne plus haïr parce que c’est mal. Il en va tout autrement dans le monde de l’inconscient. Dans l’inconscient, il n’est ni de bien ni de mal, et c’est précisément parce que ce conflit entre l’amour et la haine est inconscient qu’il est possible. Tout objet aimé est haï, il est en quelque sorte haï ne serait-ce que parce qu’il est aimé : l’objet aimé (et l’on en tient pour preuve le tout premier objet d’amour connu) fait souffrir parce qu’il est incontestablement frustrant. Nul objet n’est à la hauteur de ce que le ça désire, nul objet n’a le pouvoir de satisfaire entièrement les attentes inconscientes de l’être humain, parce que celui-ci souhaite parfait ce qui ne peut l’être par définition (l’autre) et dont il n’a pu avoir la notion d’existence que durant la vie intra-utérine. Ainsi donc le « savoir-aimer » ne s’acquiert qu’au prix de la frustration, mais une fois acquis, il lui en coûte tout de même un résidu de haine refoulé, ou mieux, sublimé. Considérons malgré tout que c’est en cela aussi que l’homme puise sa volonté d’avancer : c’est dans la satisfaction relative (non totale) que l’individu recherche et donne l’amour. Il lui faut simplement savoir user de ses sentiments hostiles à bon escient par le processus de la sublimation.

Contrairement à FREUD, LACAN distingue haine et agressivité. Le premier considère agressivité et haine comme pulsions issues de Thanatos, l’autre pose une différence entre ce qu’il considère comme la destruction exprimée par l’agressivité et la méchanceté qu’exprime la haine. C’est ainsi que LACAN crée le néologisme « hainamoration ». La haine/méchanceté s’exprime pour LACAN dans ce que l’autre refuse de nous, dans notre désir de faire son bien et qui par-là même aboutit au mal. C’est en quelque sorte un jeu de miroir interactif aboutissant à la haine car dit-il, « la vraie amour débouche sur la haine ». La jouissance sexuelle du corps arrive en suppléance, au-delà de ce processus.
Si la nuance entre haine et agressivité dans la vision lacanienne des choses n’est finalement que d’une moindre importance (puisqu’il s’agit ici de prendre tous signes d’hostilité comme représentatifs de la haine et inhérents à l’amour), le lien entre l’amour et la haine est à nouveau mis en évidence.
Si la pulsion agressive, (la haine), est rangée du côté de Tanathos, il faut cependant établir une nuance quant à cette « classification », permettre compréhension plus ajustée de la pulsion agressive : elle est indissociable de la pulsion de vie, car sans elle, l’être humain est condamné à la platitude, à l’apathie et à l’inhibition. Il faut une certaine dose d’agressivité pour oser s’opposer à l’autre, pour parler à l’inconnu, pour affronter la vie de tous les jours.
La haine n’est par ailleurs pas toujours dirigée vers les autres, elle est parfois totalement intériorisée, la pulsion agressive s’est de la sorte retournée contre le moi : le surmoi veille à ce que les pulsions hostiles n’atteignent jamais la conscience. Parce que haïr est culpabilisant, d’autant plus lorsqu’il s’agit de personnes que l’on aime, ou pire, que l’on se doit d’aimer.
Certaines personnes se sentent si coupables des puissantes pulsions hostiles ressenties dans la petite enfance (jalousie d’un frère, d’une sœur, puissant désir érotique pour l’un des deux parents et intolérance à la frustration…), qu’ils deviennent des adultes insatiables d’amour, à qui l’on ne dit jamais assez souvent ni assez fréquemment qu’on les aime, parce qu’ils ont besoin d’être rassurés sur leur propre compte : ils ont besoin d’entendre qu’ils sont dignes d’être aimés, et qu’on le leur prouve, parce qu’ils se sentent eux-mêmes incapables d’aimer dans la mesure où elles ont haï.
L’association systématique des termes haine et amour en psychanalyse ne fait pas de ce dernier une fantaisie, la psychanalyse n’a jamais démontré que l’amour n’est que le masque de la haine, elle en est son pendant. Mélanie KLEIN s’est particulièrement attardée sur les notions contraires et pourtant indissociables d’amour et de haine, et ses travaux ont à mon sens beaucoup apporté parce qu’ils amenaient une dimension plus « humaine » de la théorie psychanalytique, une approche plus sensible que celle de la théorie freudienne. Karl ABRAHAM ou Mélanie KLEIN se sont plus attachés à la compréhension de l’amour que l’on porte à l’objet qu’à la fonction d’objet d’amour en tant que procurateur de plaisir. Il s’agit donc d’une vision plus en harmonie avec la conception élargie et commune de l’amour, c’est à dire dégagé de son aspect « intéressé ». KLEIN établit un équilibre entre les deux conceptions, en intégrant de façon explicite dans son propos la haine, mais en induisant la notion de désir de « réparation » quant à cette haine. Il ne s’agit pas là d’un simple compromis permettant de concilier la réalité d’un amour à la base intéressé et une volonté d’un amour désintéressé, mais des résultats d’une expérience clinique : en quelque sorte, c’est grâce à l’amour que l’on porte aux autres que l’on répare la haine éprouvée à l’égard de ceux que l’on a aimé, et par-là même, on se dégage d’un fort sentiment de culpabilité. En outre, l’amour vient réparer la haine qui trouve son origine dans la période orale de l’ontogenèse, période concomitante selon KLEIN à un Œdipe précoce. C’est une période dite dépressive, générée par la perte de l’objet partiel au bénéfice de l’objet total : l’ambivalence des sentiments causée par cette insatisfaction engendre culpabilité et demande réparation. Pour M.KLEIN donc, il existe un amour au-delà de l’amour intéressé, même s’il est lié à la satisfaction : le plaisir obtenu engendre un sentiment de gratitude envers l’objet qui dispense ce plaisir. Le plaisir induit donc à la fois gratitude et désir (désir de retrouver la satisfaction de plaisir), et l’amour dépend de l’harmonie entre les deux. : l’envie seule au détriment de la gratitude n’est plus de l’amour. Pour que puissent cohabiter les deux, le nourrisson use d’un compromis : le clivage entre l’amour et la haine. L’objet d’amour est à la fois envié et haï lorsqu’il est absent et donc non satisfaisant (frustrant), et il est aimé comme objet idéal lorsqu’il est présent, et donc satisfaisant. Cette défense est déstabilisante pour l’enfant qui voit ses sentiments s’inverser d’un instant à l’autre, mais nécessaire à la construction psychique qui lui permettra peu à peu, en intégrant l’ambivalence au détriment du clivage d’aimer l’objet dans sa totalité (aimer au sens où amour et haine cohabitent, sans se détruire, et où la dominante reste généralement l’amour).
Aucun des grands courants psychanalytiques n’a réfuté le lien entre l’amour et la haine, ce sont les approches qui diffèrent. L’un et l’autre sont à ce point couplés que souvent, celui autrefois tant aimé peut devenir objet de haine, que tout ce qui avait été séduisant et chéri dans l’autre peut soudainement ou progressivement être transformé en haine, dégoût, mépris, aussitôt que l’objet n’est plus satisfaisant et qu’il est alors, comme par le passé (infantile), frustrant. Ainsi que le faisait remarquer à juste titre J.Mac DOUGALL, le contraire de l’amour n’est pas la haine, (elle en est bien trop proche) mais l’indifférence.

Si l’on a pu mettre en évidence que l’amour naissait du besoin de bien-être (plaisir), et d’une pulsion libidinale, il n’en est pas pour autant le seul fait de l’agressivité, ou d’un égoïsme agressif.
Dans « cinq leçons sur la psychanalyse », FREUD qui fut le premier à reconnaître le lien entre les deux, signifie à travers la critique de l’approche adlérienne de l’homme, à la fois le lien naturel et indivisible entre l’homme et l’amour, et celui difficile à admettre entre amour et désir, en ces termes : « l’idée de la vie telle qu’elle se dégage du système d’Adler repose tout entière sur la reconnaissance du rôle prédominant, sinon exclusif, des instincts d’agressivité. Elle n’accorde aucune place à l’amour. On pourrait trouver étonnant qu’une conception du monde aussi décourageante ait pu trouver bon accueil ; mais on ne doit pas oublier que, pliant sous le joug de ses besoins sexuels, l’humanité est prête à accepter n’importe quoi, pourvu qu’on fasse miroiter devant ses yeux la perspective d’une « défaite de la sexualité » ». Ainsi donc, il semblerait que la sexualité soit un tel problème pour l’humanité qu’elle parvienne plus aisément à accepter la haine que le désir.
Une autre vision des choses démontrerait plutôt que l’homme a compris qu’il était bon dans son intérêt et celui de la société dans laquelle il vit, de s’efforcer de cultiver ce qui est considéré comme manifestement « bon » pour le fonctionnement de celle-ci, c’est à dire qu’il lutte contre ses tendances agressives naturelles, qu’il les réprime maladroitement ou qu’il leur permet de se décharger par des voies détournées, et c’est pour cette raison qu’il s’est astreint à respecter des lois. Il a en quelque sorte choisi de maîtriser son instinct, de réduire la part naturelle qui tente de s’exprimer en lui, au profit de la volonté consciente de ne pas la laisser contrôler tout son être. Il n’est pas question ici de se laisser leurrer par la croyance en la maîtrise totale du comportement humain, la complexité de l’appareil psychique nous prouve tout le contraire, et l’inconscient commence tout juste à nous ouvrir ses portes. Nous sommes encore sur le palier de son antre mais il nous révèle déjà bien des choses. Il n’est plus de coutume (et il est puni par la loi) aujourd’hui pour l’homme d’éliminer purement et simplement de la vie celui pour lequel il ressent de l’aversion. L’homme en question devra trouver d’autres moyens d’exprimer sa haine, peut-être par le seul mépris, l’insulte, l’ignorance, ou usera de la duplicité par la critique sournoise, il s’en prendra à ses biens matériels s’il est violent ou usera de sa puissance pour l’écraser au sens figuré du terme, mais le geste criminel reste l’exception. Il s’agit bien là d’une avancée : ce qui paraissait naturel dans des temps reculés n’est plus permis désormais. Les moyens d’exprimer la haine s’en trouvent plus élaborés, plus subtils qu’autrefois, parce que l’homme doué d’intelligence use de celle-ci de façon plus subtile, et le sentiment de haine ne s’en trouve pas moins présent. Mais c’est ce vers quoi tend cette évolution dont il faut tenir compte : le respect de la vie de l’autre. Car il existe en lui un pouvoir d’identification (qui lui a permis de se construire), qui lui permet aussi de s’identifier à la douleur de l’autre, ce que l’on appelle communément « se mettre à la place » de l’autre, et le développement du surmoi incite l’homme à désirer se racheter en faisant le bien d’autrui, ou tout au moins en ne lui faisant pas de mal dans le but de l’évitement de la culpabilité. Malgré sa tendance naturelle à l’égocentrisme et à l’agressivité, l’homme a besoin d’aimer et d’être aimé, de se sentir digne d’être aimé.
On pourrait considérer dans un élan d’optimisme, que la connaissance de ces pulsions agressives et la connaissance du fonctionnement de l’appareil psychique seront avec le temps pour allié une aide à l’amélioration de la condition humaine, puisqu’il semblerait que l’étendue de la prise de conscience ait un effet catalyseur sur la part instinctuelle agressive de l’homme.

Si l’on considère la pensée kleinienne par rapport à la pensée freudienne, on se rend compte que l’aspect purement théorique freudien et l’approche plus sensible (mais non moins valable théoriquement) kleinienne ne sont pas antinomiques : à savoir que d’une part, pour l’un comme pour l’autre, c’est de la haine qu’exprime le premier affect du bébé envers l’objet ; l’amour y est postérieur, et d’autre part, si l’amour est issu de la recherche d’une baisse de la tension pulsionnelle, (éviter le déplaisir), il naît de cette satisfaction un sentiment d’attachement affectif envers l’objet qui fait du bien, une gratitude que l’on peut considérer à tort ou à raison comme désintéressée. Car bien que l’objet soit aimé en son temps parce qu’il a été gratifiant, si l’objet cesse de donner satisfaction, à partir du moment où l’enfant est en mesure de reconnaître physiquement l’objet en tant que personne, il restera une part d’amour vouée à cet objet, et ce, même s’il est haï pour cet abandon, nous savons maintenant que les deux sont possibles. L’amour porte en lui une sorte de nostalgie du plaisir d’aimer, et le souvenir sensuel du plaisir que nous procurait cet objet reste actif pendant longtemps. C’est pourquoi il est si difficile d’oublier un être aimé qui disparaît même si celui-ci a choisi de disparaître et donc de nous faire du mal. Dans un premier temps, la haine peut servir de défense, mais une fois cette haine disparue de la conscience, reste la mémoire de l’amour porté à l’objet. Si le deuil s’est correctement établi, on ne parlera sans doute plus d'un amour vivant, mais plutôt d'un amour qui se situe dans le souvenir, dans le passé, et dont la trace mnésique permet de pouvoir faire appel à la remémoration de cet état pour ressentir à nouveau ce qu’est l’amour, d’avoir en mémoire quelque chose qui était ressenti comme bon. L’amour étant alors porté à l’objet que l’on a connu, il me semble plus approprié de parler d’une forme de nostalgie, qui n’en inclut pas moins la notion d’amour. On pourrait avancer l’objection que si le sujet continue à aimer même lorsqu’il n’obtient plus satisfaction de la part du sujet aimé, c’est parce que de toute façon il continue à obtenir du plaisir en se maintenant dans cet état, par masochisme ou par un tout autre procédé, cela reste donc un amour intéressé. Mais ne serait-il pas plus aisé pour ce même sujet de choisir tout simplement de haïr à ce point l’autre désormais frustrant et perçu comme blessant au point de se détourner tout simplement de lui et d’adresser immédiatement son amour à un nouvel objet gratifiant ? Hélas (ou fort heureusement) la situation est rarement aussi simple, le deuil demande du temps, et un nouvel investissement amoureux de la prudence. L’attachement affectif pour l’autre comporte donc bien quelque chose qui est au-delà de la seule satisfaction (même si la satisfaction est une dimension essentielle), cet attachement n’est autre que l’amour.